This file was derived from http://www.gutenberg.org/cache/epub/4650/pg4650.txt -------- CANDIDE, ou L'OPTIMISME, TRADUIT DE L'ALLEMAND DE M. LE DOCTEUR RALPH, AVEC LES ADDITIONS QU'ON A TROUV0‡7ES DANS LA POCHE DU DOCTEUR, LORSQU'IL MOURUT 0†8 MINDEN, L'AN DE GR0‡0CE 1759 1759 CHAPITRE I. Comment Candide fut ¨¦lev¨¦ dans un beau ch0‰9teau, et comment il fut chass¨¦ d'icelui. Il y avait en Vestphalie, dans le ch0‰9teau de M. le baron de Thunder-ten-tronckh, un jeune gar0Š4on ¨¤ qui la nature avait donn¨¦ les moeurs les plus douces. Sa physionomie annon0Š4ait son 0‰9me. Il avait le jugement assez droit, avec l'esprit le plus simple; c'est, je crois, pour cette raison qu'on le nommait Candide. Les anciens domestiques de la maison soup0Š4onnaient qu'il ¨¦tait fils de la soeur de monsieur le baron et d'un bon et honn¨ºte gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais ¨¦pouser parce qu'il n'avait pu prouver que soixante et onze quartiers, et que le reste de son arbre g¨¦n¨¦alogique avait ¨¦t¨¦ perdu par l'injure du temps. Monsieur le baron ¨¦tait un des plus puissants seigneurs de la Westphalie, car son ch0‰9teau avait une porte et des fen¨ºtres. Sa grande salle m¨ºme ¨¦tait orn¨¦e d'une tapisserie. Tous les chiens de ses basses-cours composaient une meute dans le besoin; ses palefreniers ¨¦taient ses piqueurs; le vicaire du village ¨¦tait son grand-aum0‹0nier. Ils l'appelaient tous monseigneur, et ils riaient quand il fesait des contes. Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres, s'attirait par l¨¤ une tr¨¨s grande consid¨¦ration, et fesait les honneurs de la maison avec une dignit¨¦ qui la rendait encore plus respectable. Sa fille Cun¨¦gonde, 0‰9g¨¦e de dix-sept ans, ¨¦tait haute en couleur, fra0Š6che, grasse, app¨¦tissante. Le fils du baron paraissait en tout digne de son p¨¨re. Le pr¨¦cepteur Pangloss[1] ¨¦tait l'oracle de la maison, et le petit Candide ¨¦coutait ses le0Š4ons avec toute la bonne foi de son 0‰9ge et de son caract¨¨re. [1] De _pan_, tout, et _glossa_, langue. B. Pangloss enseignait la m¨¦taphysico-th¨¦ologo-cosmolonigologie. Il prouvait admirablement qu'il n'y a point d'effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le ch0‰9teau de monseigneur le baron ¨¦tait le plus beau des ch0‰9teaux, et madame la meilleure des baronnes possibles. Il est d¨¦montr¨¦, disait-il, que les choses ne peuvent ¨ºtre autrement; car tout ¨¦tant fait pour une fin, tout est n¨¦cessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont ¨¦t¨¦ faits pour porter des lunettes; aussi avons-nous des lunettes[2]. Les jambes sont visiblement institu¨¦es pour ¨ºtre chauss¨¦es, et nous avons des chausses. Les pierres ont ¨¦t¨¦ form¨¦es pour ¨ºtre taill¨¦es et pour en faire des ch0‰9teaux; aussi monseigneur a un tr¨¨s beau ch0‰9teau: le plus grand baron de la province doit ¨ºtre le mieux log¨¦; et les cochons ¨¦tant faits pour ¨ºtre mang¨¦s, nous mangeons du porc toute l'ann¨¦e: par cons¨¦quent, ceux qui ont avanc¨¦ que tout est bien ont dit une sottise; il fallait dire que tout est au mieux. [2] Voyez tome XXVII, page 528; et dans les _M¨¦langes_, ann¨¦e 1738, le chapitre XI de la troisi¨¨me partie des _0‡7l¨¦ments de la philosophie de Newton_; et ann¨¦e 1768, le chapitre X des _Singularit¨¦s de la nature_. B. Candide ¨¦coutait attentivement, et croyait innocemment; car il trouvait mademoiselle Cun¨¦gonde extr¨ºmement belle, quoiqu'il ne pr0Š6t jamais la hardiesse de le lui dire. Il concluait qu'apr¨¨s le bonheur d'¨ºtre n¨¦ baron de Thunder-ten-tronckh, le second degr¨¦ de bonheur ¨¦tait d'¨ºtre mademoiselle Cun¨¦gonde; le troisi¨¨me, de la voir tous les jours; et le quatri¨¨me, d'entendre ma0Š6tre Pangloss, le plus grand philosophe de la province, et par cons¨¦quent de toute la terre. Un jour Cun¨¦gonde, en se promenant aupr¨¨s du ch0‰9teau, dans le petit bois qu'on appelait parc, vit entre des broussailles le docteur Pangloss qui donnait une le0Š4on de physique exp¨¦rimentale ¨¤ la femme de chambre de sa m¨¨re, petite brune tr¨¨s jolie et tr¨¨s docile. Comme mademoiselle Cun¨¦gonde avait beaucoup de disposition pour les sciences, elle observa, sans souffler, les exp¨¦riences r¨¦it¨¦r¨¦es dont elle fut t¨¦moin; elle vit clairement la raison suffisante du docteur, les effets et les causes, et s'en retourna tout agit¨¦e, toute pensive, toute remplie du d¨¦sir d'¨ºtre savante, songeant qu'elle pourrait bien ¨ºtre la raison suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi ¨ºtre la sienne. Elle rencontra Candide en revenant au ch0‰9teau, et rougit: Candide rougit aussi . Elle lui dit bonjour d'une voix entrecoup¨¦e; et Candide lui parla sans savoir ce qu'il disait. Le lendemain, apr¨¨s le d0Š6ner, comme on sortait de table, Cun¨¦gonde et Candide se trouv¨¨rent derri¨¨re un paravent; Cun¨¦gonde laissa tomber son mouchoir, Candide le ramassa; elle lui prit innocemment la main; le jeune homme baisa innocemment la main de la jeune demoiselle avec une vivacit¨¦, une sensibilit¨¦, une gr0‰9ce toute particuli¨¨re; leurs bouches se rencontr¨¨rent, leurs yeux s'enflamm¨¨rent, leurs genoux trembl¨¨rent, leurs mains s'¨¦gar¨¨rent. M. le baron de Thunder-ten-tronckh passa aupr¨¨s du paravent, et voyant cette cause et cet effet, chassa Candide du ch0‰9teau ¨¤ grands coups de pied dans le derri¨¨re. Cun¨¦gonde s'¨¦vanouit: elle fut soufflet¨¦e par madame la baronne d¨¨s qu'elle fut revenue ¨¤ elle-m¨ºme; et tout fut constern¨¦ dans le plus beau et le plus agr¨¦able des ch0‰9teaux possibles. CHAPITRE II Ce que devint Candide parmi les Bulgares. Candide, chass¨¦ du paradis terrestre, marcha longtemps sans savoir o¨´, pleurant, levant les yeux au ciel, les tournant souvent vers le plus beau des ch0‰9teaux qui renfermait la plus belle des baronnettes; il se coucha sans souper au milieu des champs entre deux sillons; la neige tombait ¨¤ gros flocons. Candide, tout transi, se tra0Š6na le lendemain vers la ville voisine, qui s'appelle _Valdberghoff-trarbk-dikdorff_, n'ayant point d'argent, mourant de faim et de lassitude. Il s'arr¨ºta tristement ¨¤ la porte d'un cabaret. Deux hommes habill¨¦s de bleu le remarqu¨¨rent: Camarade, dit l'un, voil¨¤ un jeune homme tr¨¨s bien fait, et qui a la taille requise; ils s'avanc¨¨rent vers Candide et le pri¨¨rent ¨¤ d0Š6ner tr¨¨s civilement.--Messieurs, leur dit Candide avec une modestie charmante, vous me faites beaucoup d'honneur, mais je n'ai pas de quoi payer mon ¨¦cot.--Ah! monsieur, lui dit un des bleus, les personnes de votre figure et de votre m¨¦rite ne paient jamais rien: n'avez-vous pas cinq pieds cinq pouces de haut?--Oui, messieurs, c'est ma taille, dit-il en fesant la r¨¦v¨¦rence.--Ah! monsieur, mettez-vous ¨¤ table; non seulement nous vous d¨¦fraierons, mais nous ne souffrirons jamais qu'un homme comme vous manque d'argent; les hommes ne sont faits que pour se secourir les uns les autres.--Vous avez raison, dit Candide; c'est ce que M. Pangloss m'a toujours dit, et je vois bien que tout est au mieux. On le prie d'accepter quelques ¨¦cus, il les prend et veut faire son billet; on n'en veut point, on se met ¨¤ table. N'aimez-vous pas tendrement?....--Oh! oui, r¨¦pond-il, j'aime tendrement mademoiselle Cun¨¦gonde.--Non, dit l'un de ces messieurs, nous vous demandons si vous n'aimez pas tendrement le roi des Bulgares?--Point du tout, dit-il, car je ne l'ai jamais vu.--Comment! c'est le plus charmant des rois, et il faut boire ¨¤ sa sant¨¦.--Oh! tr¨¨s volontiers, messieurs. Et il boit. C'en est assez, lui dit-on, vous voil¨¤ l'appui, le soutien, le d¨¦fenseur, le h¨¦ros des Bulgares; votre fortune est faite, et votre gloire est assur¨¦e. On lui met sur-le-champ les fers aux pieds, et on le m¨¨ne au r¨¦giment. On le fait tourner ¨¤ droite, ¨¤ gauche, hausser la baguette, remettre la baguette, coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui donne trente coups de b0‰9ton; le lendemain, il fait l'exercice un peu moins mal, et il ne re0Š4oit que vingt coups; le surlendemain, on ne lui en donne que dix, et il est regard¨¦ par ses camarades comme un prodige. Candide, tout stup¨¦fait, ne d¨¦m¨ºlait pas encore trop bien comment il ¨¦tait un h¨¦ros. Il s'avisa un beau jour de printemps de s'aller promener, marchant tout droit devant lui, croyant que c'¨¦tait un privil¨¨ge de l'esp¨¨ce humaine, comme de l'esp¨¨ce animale, de se servir de ses jambes ¨¤ son plaisir. Il n'eut pas fait deux lieues que voil¨¤ quatre autres h¨¦ros de six pieds qui l'atteignent, qui le lient, qui le m¨¨nent dans un cachot. On lui demanda juridiquement ce qu'il aimait le mieux d'¨ºtre fustig¨¦ trente-six fois par tout le r¨¦giment, ou de recevoir ¨¤-la-fois douze balles de plomb dans la cervelle. Il eut beau dire que les volont¨¦s sont libres, et qu'il ne voulait ni l'un ni l'autre, il fallut faire un choix; il se d¨¦termina, en vertu du don de Dieu qu'on nomme _libert¨¦_, ¨¤ passer trente-six fois par les baguettes; il essuya deux promenades. Le r¨¦giment ¨¦tait compos¨¦ de deux mille hommes; cela lui composa quatre mille coups de baguette, qui, depuis la nuque du cou jusqu'au cul, lui d¨¦couvrirent les muscles et les nerfs. Comme on allait proc¨¦der ¨¤ la troisi¨¨me course, Candide, n'en pouvant plus, demanda en gr0‰9ce qu'on voul0‹4t bien avoir la bont¨¦ de lui casser la t¨ºte; il obtint cette faveur; on lui bande les yeux; on le fait mettre ¨¤ genoux. Le roi des Bulgares passe dans ce moment, s'informe du crime du patient; et comme ce roi avait un grand g¨¦nie, il comprit, par tout ce qu'il apprit de Candide, que c'¨¦tait un jeune m¨¦taphysicien fort ignorant des choses de ce monde, et il lui accorda sa gr0‰9ce avec une cl¨¦mence qui sera lou¨¦e dans tous les journaux et dans tous les si¨¨cles. Un brave chirurgien gu¨¦rit Candide en trois semaines avec les ¨¦mollients enseign¨¦s par Dioscoride. Il avait d¨¦j¨¤ un peu de peau et pouvait marcher, quand le roi des Bulgares livra bataille au roi des Abares. CHAPITRE III. Comment Candide se sauva d'entre les Bulgares, et ce qu'il devint. Rien n'¨¦tait si beau, si leste, si brillant, si bien ordonn¨¦ que les deux arm¨¦es. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons; formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renvers¨¨rent d'abord ¨¤ peu pr¨¨s six mille hommes de chaque c0‹0t¨¦; ensuite la mousqueterie 0‹0ta du meilleur des mondes environ neuf ¨¤ dix mille coquins qui en infectaient la surface. La ba0Š7onnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter ¨¤ une trentaine de mille 0‰9mes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie h¨¦ro0Š7que. Enfin, tandis que les deux rois fesaient chanter des _Te Deum_, chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin; il ¨¦tait en cendres: c'¨¦tait un village abare que les Bulgares avaient br0‹4l¨¦, selon les lois du droit public. Ici des vieillards cribl¨¦s de coups regardaient mourir leurs femmes ¨¦gorg¨¦es, qui tenaient leurs enfants ¨¤ leurs mamelles sanglantes; l¨¤ des filles ¨¦ventr¨¦es apr¨¨s avoir assouvi les besoins naturels de quelques h¨¦ros, rendaient les derniers soupirs; d'autres ¨¤ demi br0‹4l¨¦es criaient qu'on achev0‰9t de leur donner la mort. Des cervelles ¨¦taient r¨¦pandues sur la terre ¨¤ c0‹0t¨¦ de bras et de jambes coup¨¦s. Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village: il appartenait ¨¤ des Bulgares, et les h¨¦ros abares l'avaient trait¨¦ de m¨ºme. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou ¨¤ travers des ruines, arriva enfin hors du th¨¦0‰9tre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais mademoiselle Cun¨¦gonde. Ses provisions lui manqu¨¨rent quand il fut en Hollande; mais ayant entendu dire que tout le monde ¨¦tait riche dans ce pays-l¨¤, et qu'on y ¨¦tait chr¨¦tien, il ne douta pas qu'on ne le trait0‰9t aussi bien qu'il l'avait ¨¦t¨¦ dans le ch0‰9teau de M. le baron, avant qu'il en e0‹4t ¨¦t¨¦ chass¨¦ pour les beaux yeux de mademoiselle Cun¨¦gonde. Il demanda l'aum0‹0ne ¨¤ plusieurs graves personnages, qui lui r¨¦pondirent tous que, s'il continuait ¨¤ faire ce m¨¦tier, on l'enfermerait dans une maison de correction pour lui apprendre ¨¤ vivre. Il s'adressa ensuite ¨¤ un homme qui venait de parler tout seul une heure de suite sur la charit¨¦ dans une grande assembl¨¦e. Cet orateur le regardant de travers lui dit: Que venez-vous faire ici? y ¨ºtes-vous pour la bonne cause? Il n'y a point d'effet sans cause, r¨¦pondit modestement Candide; tout est encha0Š6n¨¦ n¨¦cessairement et arrang¨¦ pour le mieux. Il a fallu que je fusse chass¨¦ d'aupr¨¨s de mademoiselle Cun¨¦gonde, que j'aie pass¨¦ par les baguettes, et il faut que je demande mon pain, jusqu'¨¤ ce que je puisse en gagner; tout cela ne pouvait ¨ºtre autrement. Mon ami, lui dit l'orateur, croyez-vous que le pape soit l'antechrist? Je ne l'avais pas encore entendu dire, r¨¦pondit Candide: mais qu'il le soit, ou qu'il ne le soit pas, je manque de pain. Tu ne m¨¦rites pas d'en manger, dit l'autre: va, coquin, va, mis¨¦rable, ne m'approche de ta vie. La femme de l'orateur ayant mis la t¨ºte ¨¤ la fen¨ºtre, et avisant un homme qui doutait que le pape f0‹4t antechrist, lui r¨¦pandit sur le chef un plein..... O ciel! ¨¤ quel exc¨¨s se porte le z¨¨le de la religion dans les dames! Un homme qui n'avait point ¨¦t¨¦ baptis¨¦, un bon anabaptiste, nomm¨¦ Jacques, vit la mani¨¨re cruelle et ignominieuse dont on traitait ainsi un de ses fr¨¨res, un ¨ºtre ¨¤ deux pieds sans plumes, qui avait une 0‰9me; il l'amena chez lui, le nettoya, lui donna du pain et de la bi¨¨re, lui fit pr¨¦sent de deux florins, et voulut m¨ºme lui apprendre ¨¤ travailler dans ses manufactures aux ¨¦toffes de Perse qu'on fabrique en Hollande. Candide se prosternant presque devant lui, s'¨¦criait: Ma0Š6tre Pangloss me l'avait bien dit que tout est au mieux dans ce monde, car je suis infiniment plus touch¨¦ de votre extr¨ºme g¨¦n¨¦rosit¨¦ que de la duret¨¦ de ce monsieur ¨¤ manteau noir, et de madame son ¨¦pouse. Le lendemain, en se promenant, il rencontra un gueux tout couvert de pustules, les yeux morts, le bout du nez rong¨¦, la bouche de travers, les dents noires, et parlant de la gorge, tourment¨¦ d'une toux violente, et crachant une dent ¨¤ chaque effort. CHAPITRE IV. Comment Candide rencontra son ancien ma0Š6tre de philosophie, le docteur Pangloss, et ce qui en advint. Candide, plus ¨¦mu encore de compassion que d'horreur, donna ¨¤ cet ¨¦pouvantable gueux les deux florins qu'il avait re0Š4us de son honn¨ºte anabaptiste Jacques. Le fant0‹0me le regarda fixement, versa des larmes, et sauta ¨¤ son cou. Candide effray¨¦ recule. H¨¦las! dit le mis¨¦rable ¨¤ l'autre mis¨¦rable, ne reconnaissez-vous plus votre cher Pangloss? Qu'entends-je? vous, mon cher ma0Š6tre! vous, dans cet ¨¦tat horrible! quel malheur vous est-il donc arriv¨¦? pourquoi n'¨ºtes-vous plus dans le plus beau des ch0‰9teaux? qu'est devenue mademoiselle Cun¨¦gonde, la perle des filles, le chef-d'oeuvre de la nature? Je n'en peux plus, dit Pangloss. Aussit0‹0t Candide le mena dans l'¨¦table de l'anabaptiste, o¨´ il lui fit manger un peu de pain; et quand Pangloss fut refait: Eh bien! lui dit-il, Cun¨¦gonde? Elle est morte, reprit l'autre. Candide s'¨¦vanouit ¨¤ ce mot: son ami rappela ses sens avec un peu de mauvais vinaigre qui se trouva par hasard dans l'¨¦table. Candide rouvre les yeux. Cun¨¦gonde est morte! Ah! meilleur des mondes, o¨´ ¨ºtes-vous? Mais de quelle maladie est-elle morte? ne serait-ce point de m'avoir vu chasser du beau ch0‰9teau de monsieur son p¨¨re ¨¤ grands coups de pied? Non, dit Pangloss, elle a ¨¦t¨¦ ¨¦ventr¨¦e par des soldats bulgares, apr¨¨s avoir ¨¦t¨¦ viol¨¦e autant qu'on peut l'¨ºtre; ils ont cass¨¦ la t¨ºte ¨¤ monsieur le baron qui voulait la d¨¦fendre; madame la baronne a ¨¦t¨¦ coup¨¦e en morceaux; mon pauvre pupille trait¨¦ pr¨¦cis¨¦ment comme sa soeur; et quant au ch0‰9teau, il n'est pas rest¨¦ pierre sur pierre, pas une grange, pas un mouton, pas un canard, pas un arbre; mais nous avons ¨¦t¨¦ bien veng¨¦s, car les Abares en ont fait autant dans une baronnie voisine qui appartenait ¨¤ un seigneur bulgare. A ce discours, Candide s'¨¦vanouit encore; mais revenu ¨¤ soi, et ayant dit tout ce qu'il devait dire, il s'enquit de la cause et de l'effet, et de la raison suffisante qui avait mis Pangloss dans un si piteux ¨¦tat. H¨¦las! dit l'autre, c'est l'amour: l'amour, le consolateur du genre humain, le conservateur de l'univers, l'0‰9me de tous les ¨ºtres sensibles, le tendre amour. H¨¦las! dit Candide, je l'ai connu cet amour, ce souverain des coeurs, cette 0‰9me de notre 0‰9me; il ne m'a jamais valu qu'un baiser et vingt coups de pied au cul. Comment cette belle cause a-t-elle pu produire en vous un effet si abominable? Pangloss r¨¦pondit en ces termes: O mon cher Candide! vous avez connu Paquette, cette jolie suivante de notre auguste baronne: j'ai go0‹4t¨¦ dans ses bras les d¨¦lices du paradis, qui ont produit ces tourments d'enfer dont vous me voyez d¨¦vor¨¦; elle en ¨¦tait infect¨¦e, elle en est peut-¨ºtre morte. Paquette tenait ce pr¨¦sent d'un cordelier tr¨¨s savant qui avait remont¨¦ ¨¤ la source, car il l'avait eu d'une vieille comtesse, qui l'avait re0Š4u d'un capitaine de cavalerie, qui le devait ¨¤ une marquise, qui le tenait d'un page, qui l'avait re0Š4u d'un j¨¦suite, qui, ¨¦tant novice, l'avait eu en droite ligne d'un des compagnons de Christophe Colomb. Pour moi, je ne le donnerai ¨¤ personne, car je me meurs. O Pangloss! s'¨¦cria Candide, voil¨¤ une ¨¦trange g¨¦n¨¦alogie! n'est-ce pas le diable qui en fut la souche? Point du tout, r¨¦pliqua ce grand homme; c'¨¦tait une chose indispensable dans le meilleur des mondes, un ingr¨¦dient n¨¦cessaire; car si Colomb n'avait pas attrap¨¦ dans une 0Š6le de l'Am¨¦rique cette maladie[1] qui empoisonne la source de la g¨¦n¨¦ration, qui souvent m¨ºme emp¨ºche la g¨¦n¨¦ration, et qui est ¨¦videmment l'oppos¨¦ du grand but de la nature, nous n'aurions ni le chocolat ni la cochenille; il faut encore observer que jusqu'aujourd'hui, dans notre continent, cette maladie nous est particuli¨¨re, comme la controverse. Les Turcs, les Indiens, les Persans, les Chinois, les Siamois, les Japonais, ne la connaissent pas encore; mais il y a une raison suffisante pour qu'ils la connaissent ¨¤ leur tour dans quelques si¨¨cles. En attendant elle a fait un merveilleux progr¨¨s parmi nous, et surtout dans ces grandes arm¨¦es compos¨¦es d'honn¨ºtes stipendiaires bien ¨¦lev¨¦s, qui d¨¦cident du destin des ¨¦tats; on peut assurer que, quand trente mille hommes combattent en bataille rang¨¦e contre des troupes ¨¦gales en nombre, il y a environ vingt mille v¨¦rol¨¦s de chaque c0‹0t¨¦. [1] Voyez tome XXXI, page 7. B. Voil¨¤ qui est admirable, dit Candide; mais il faut vous faire gu¨¦rir. Et comment le puis-je? dit Pangloss; je n'ai pas le sou, mon ami, et dans toute l'¨¦tendue de ce globe on ne peut ni se faire saigner, ni prendre un lavement sans payer, ou sans qu'il y ait quelqu'un qui paie pour nous. Ce dernier discours d¨¦termina Candide; il alla se jeter aux pieds de son charitable anabaptiste Jacques, et lui fit une peinture si touchante de l'¨¦tat o¨´ son ami ¨¦tait r¨¦duit, que le bon-homme n'h¨¦sita pas ¨¤ recueillir le docteur Pangloss; il le fit gu¨¦rir ¨¤ ses d¨¦pens. Pangloss, dans la cure, ne perdit qu'un oeil et une oreille. Il ¨¦crivait bien, et savait parfaitement l'arithm¨¦tique. L'anabaptiste Jacques en fit son teneur de livres. Au bout de deux mois, ¨¦tant oblig¨¦ d'aller ¨¤ Lisbonne pour les affaires de son commerce, il mena dans son vaisseau ses deux philosophes. Pangloss lui expliqua comment tout ¨¦tait on ne peut mieux. Jacques n'¨¦tait pas de cet avis. Il faut bien, disait-il, que les hommes aient un peu corrompu la nature, car ils ne sont point n¨¦s loups, et ils sont devenus loups. Dieu ne leur a donn¨¦ ni canons de vingt-quatre, ni ba0Š7onnettes, et ils se sont fait des ba0Š7onnettes et des canons pour se d¨¦truire. Je pourrais mettre en ligne de compte les banqueroutes, et la justice qui s'empare des biens des banqueroutiers pour en frustrer les cr¨¦anciers. Tout cela ¨¦tait indispensable, r¨¦pliquait le docteur borgne, et les malheurs particuliers font le bien g¨¦n¨¦ral; de sorte que plus il y a de malheurs particuliers, et plus tout est bien. Tandis qu'il raisonnait, l'air s'obscurcit, les vents souffl¨¨rent des quatre coins du monde, et le vaisseau fut assailli de la plus horrible temp¨ºte, ¨¤ la vue du port de Lisbonne. CHAPITRE V. Temp¨ºte, naufrage, tremblement de terre, et ce qui advint du docteur Pangloss, de Candide, et de l'anabaptiste Jacques. La moiti¨¦ des passagers affaiblis, expirants de ces angoisses inconcevables que le roulis d'un vaisseau porte dans les nerfs et dans toutes les humeurs du corps agit¨¦es en sens contraires, n'avait pas m¨ºme la force de s'inqui¨¦ter du danger. L'autre moiti¨¦ jetait des cris et fesait des pri¨¨res; les voiles ¨¦taient d¨¦chir¨¦es, les m0‰9ts bris¨¦s, le vaisseau entr'ouvert. Travaillait qui pouvait, personne ne s'entendait, personne ne commandait. L'anabaptiste aidait un peu ¨¤ la manoeuvre; il ¨¦tait sur le tillac; un matelot furieux le frappe rudement et l'¨¦tend sur les planches; mais du coup qu'il lui donna, il eut lui-m¨ºme une si violente secousse, qu'il tomba hors du vaisseau, la t¨ºte la premi¨¨re. Il restait suspendu et accroch¨¦ ¨¤ une partie de m0‰9t rompu. Le bon Jacques court ¨¤ son secours, l'aide ¨¤ remonter, et de l'effort qu'il fait, il est pr¨¦cipit¨¦ dans la mer ¨¤ la vue du matelot, qui le laissa p¨¦rir sans daigner seulement le regarder. Candide approche, voit son bienfaiteur qui repara0Š6t un moment, et qui est englouti pour jamais. Il veut se jeter apr¨¨s lui dans la mer: le philosophe Pangloss l'en emp¨ºche, en lui prouvant que la rade de Lisbonne avait ¨¦t¨¦ form¨¦e expr¨¨s pour que cet anabaptiste s'y noy0‰9t. Tandis qu'il le prouvait _¨¤ priori_, le vaisseau s'entr'ouvre, tout p¨¦rit ¨¤ la r¨¦serve de Pangloss, de Candide, et de ce brutal de matelot qui avait noy¨¦ le vertueux anabaptiste; le coquin nagea heureusement jusqu'au rivage, o¨´ Pangloss et Candide furent port¨¦s sur une planche. Quand ils furent revenus un peu ¨¤ eux, ils march¨¨rent vers Lisbonne; il leur restait quelque argent, avec lequel ils esp¨¦raient se sauver de la faim apr¨¨s avoir ¨¦chapp¨¦ ¨¤ la temp¨ºte. A peine ont-ils mis le pied dans la ville, en pleurant la mort de leur bienfaiteur, qu'ils sentent la terre trembler sous leurs pas[1]; la mer s'¨¦l¨¨ve en bouillonnant dans le port, et brise les vaisseaux qui sont ¨¤ l'ancre. Des tourbillons de flammes et de cendres couvrent les rues et les places publiques; les maisons s'¨¦croulent, les toits sont renvers¨¦s sur les fondements, et les fondements se dispersent; trente mille habitants de tout 0‰9ge et de tout sexe sont ¨¦cras¨¦s sous des ruines. Le matelot disait en sifflant et en jurant: il y aura quelque chose ¨¤ gagner ici. Quelle peut ¨ºtre la raison suffisante de ce ph¨¦nom¨¨ne? disait Pangloss. Voici le dernier jour du monde! s'¨¦criait Candide. Le matelot court incontinent au milieu des d¨¦bris, affronte la mort pour trouver de l'argent, en trouve, s'en empare, s'enivre, et ayant cuv¨¦ son vin, ach¨¨te les faveurs de la premi¨¨re fille de bonne volont¨¦ qu'il rencontre sur les ruines des maisons d¨¦truites, et au milieu des mourants et des morts. Pangloss le tirait cependant par la manche: Mon ami, lui disait-il, cela n'est pas bien, vous manquez ¨¤ la raison universelle, vous prenez mal votre temps. T¨ºte et sang, r¨¦pondit l'autre, je suis matelot et n¨¦ ¨¤ Batavia; j'ai march¨¦ quatre fois sur le crucifix dans quatre voyages au Japon[2]; tu as bien trouv¨¦ ton homme avec ta raison universelle! [1] Le tremblement de terre de Lisbonne est du 1er novembre 1755. B. [2] Voyez tome XVIII, page 470. B. Quelques ¨¦clats de pierre avaient bless¨¦ Candide; il ¨¦tait ¨¦tendu dans la rue et couvert de d¨¦bris. Il disait ¨¤ Pangloss: H¨¦las! procure-moi un peu de vin et d'huile; je me meurs. Ce tremblement de terre n'est pas une chose nouvelle, r¨¦pondit Pangloss; la ville de Lima ¨¦prouva les m¨ºmes secousses en Am¨¦rique l'ann¨¦e pass¨¦e; m¨ºmes causes, m¨ºmes effets; il y a certainement une tra0Š6n¨¦e de soufre sous terre depuis Lima jusqu'¨¤ Lisbonne. Rien n'est plus probable, dit Candide; mais, pour Dieu, un peu d'huile et de vin. Comment probable? r¨¦pliqua le philosophe, je soutiens que la chose est d¨¦montr¨¦e. Candide perdit connaissance, et Pangloss lui apporta un peu d'eau d'une fontaine voisine. Le lendemain, ayant trouv¨¦ quelques provisions de bouche en se glissant ¨¤ travers des d¨¦combres, ils r¨¦par¨¨rent un peu leurs forces. Ensuite ils travaill¨¨rent comme les autres ¨¤ soulager les habitants ¨¦chapp¨¦s ¨¤ la mort. Quelques citoyens, secourus par eux, leur donn¨¨rent un aussi bon d0Š6ner qu'on le pouvait dans un tel d¨¦sastre: il est vrai que le repas ¨¦tait triste; les convives arrosaient leur pain de leurs larmes; mais Pangloss les consola, en les assurant que les choses ne pouvaient ¨ºtre autrement: Car, dit-il, tout ceci est ce qu'il y a de mieux; car s'il y a un volcan ¨¤ Lisbonne, il ne pouvait ¨ºtre ailleurs; car il est impossible que les choses ne soient pas o¨´ elles sont, car tout est bien. Un petit homme noir, familier de l'inquisition, lequel ¨¦tait ¨¤ c0‹0t¨¦ de lui, prit poliment la parole et dit: Apparemment que monsieur ne croit pas au p¨¦ch¨¦ originel; car si tout est au mieux, il n'y a donc eu ni chute ni punition. Je demande tr¨¨s humblement pardon ¨¤ votre excellence, r¨¦pondit Pangloss encore plus poliment, car la chute de l'homme et la mal¨¦diction entraient n¨¦cessairement dans le meilleur des mondes possibles. Monsieur ne croit donc pas ¨¤ la libert¨¦? dit le familier. Votre excellence m'excusera, dit Pangloss; la libert¨¦ peut subsister avec la n¨¦cessit¨¦ absolue; car il ¨¦tait n¨¦cessaire que nous fussions libres; car enfin la volont¨¦ d¨¦termin¨¦e...... Pangloss ¨¦tait au milieu de sa phrase, quand Je familier fit un signe de t¨ºte ¨¤ son estafier qui lui servait ¨¤ boire du vin de Porto ou d'Oporto.